Julia Kerninon, itinéraire d'une jeune cheffe


"Sauvage", sixième roman de Julia Kerninon, est comme tous ses livres une histoire de transmission. Itinéraire d'une jeune femme qui s'empare des secrets de cuisine de son père. Que s'élance la ronde des spécialités au lait de bufflonne, agneau de lait à la romaine, sur un air de Puccini! Oui mais pas seulement, ce serait mal connaître l'écrivaine: loin d'une simple romance culinaire, Sauvage nous projette à nouveau dans l'univers à haute intensité émotionnelle de Julia Kerninon, aussi sensuel d'âpre, aussi subtil qu'ancré dans un goût pour les gestes archaïques et la dimension pulsionnelle de toute création. 

Et dès la première page, nous voici accrochés par ce ton incisif, tranchant, sans compromis, cette voix sans pareille, qui ne s'en laisse pas compter pour arracher à l'univers masculin sa propre liberté. 

La cuisine, un art total

A quinze ans, Ottavia décide d'hériter du talent culinaire de son père, qui lui lègue ses instruments. Ottavia apprend passionnément, décidée à inventer la recette de sa propre vie, au mépris de la vie de famille, au mépris du risque. Elle découvre la "cuisine d'aventurier" de l'apprenti Cassio, et avec lui fait ses premières armes à Rome: "Ses plats montraient les dents, les miens se roulaient dans le foin en murmurant. Mes plats pépiaient, les siens feulaient."

Si la cuisine est un art total où toute la vie est engagée, où tout se mêle, goût, travail, amour, alors Sauvage est sa Saison en enfer. Dans cette histoire de savoir-faire et de secrets conquis par une jeune cheffe, la rencontre amoureuse va de pair avec le coup de foudre gastronomique.

Tous deux se mêlent dans un lyrisme où Ottavia, tendue comme un arc, chante le poème charnel de son ambition: "… je veux te faire le caramel dur qui colle au fond des cuivres et blesse les mains, je veux te faire ce que le printemps fait aux cerisiers…"

Des enfants naissent, et la rêverie des douceurs qui s'étire comme un poème dans les pensées d'Ottavia: "des spaghettis au miel et du pavot, peut-être des fleurs de géranium, des haricots noirs, de la glace pilée, des sardines, quelle beauté."

En effet, quelle beauté. Et rien ne fera dévier la jeune Romaine, pas même le retour du mystérieux français aux yeux mordorés, qui lui parle de ne plus travailler, de s'effacer dans le rôle de mère au foyer. Mais le compagnon n'est pas l'ennemi intime, et l'écrivaine offre aux amants d'Ottavia de magnifiques portraits et des dialogues de haut vol.

Ce roman a aussi son côté "arty" et aime montrer les marques d'un compagnonnage avec des expressions contemporaines, souvent citées: performance de Marina Abramamovic, oeuvre vidéo de Jon Rafman. Histoire de se connecter au flux d'adrénaline qui traverse les œuvres amies, les images de notre temps, Julia Kerninon projette les siennes, les plus sauvages.

Une façon de sortir du périmètre réservé aux femmes qui écrivent, pour citer Elena Ferrante: "on attribue encore aux femmes le balcon d'où elles peuvent contempler la vie qui passe, afin de la raconter ensuite avec des paroles immanquablement fragiles et délicates." Tant par les paroles que par le propos, Julia a bondi en dehors du cercle de la littérature d'émotion pour prendre son rôle, et changer notre vision du monde.

Sauvage, de Julia Kerninon. L'Iconoclaste, 300 p., 20,90€. Numérique 16€.


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