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Julia Kerninon, itinéraire d'une jeune cheffe

"Sauvage", sixième roman de Julia Kerninon, est comme tous ses livres une histoire de transmission. Itinéraire d'une jeune femme qui s'empare des secrets de cuisine de son père. Que s'élance la ronde des spécialités au lait de bufflonne, agneau de lait à la romaine, sur un air de Puccini! Oui mais pas seulement, ce serait mal connaître l'écrivaine: loin d'une simple romance culinaire, Sauvage nous projette à nouveau dans l'univers à haute intensité émotionnelle de Julia Kerninon, aussi sensuel d'âpre, aussi subtil qu'ancré dans un goût pour les gestes archaïques et la dimension pulsionnelle de toute création.  Et dès la première page, nous voici accrochés par ce ton incisif, tranchant, sans compromis, cette voix sans pareille, qui ne s'en laisse pas compter pour arracher à l'univers masculin sa propre liberté.  La cuisine, un art total A quinze ans, Ottavia décide d'hériter du talent culinaire de son père, qui lui lègue ses instrum

Dominique Leroy, une oeuvre plurielle

Né en 1948 à Nantes, de parents franco-britanniques (Suzanne Hengets et Robert Leroy), Dominique Leroy manifeste dès l’enfance ce qu’il appelle sa « pulsion graphique ». Diplômé de l’École nationale des beaux-arts de Nantes, il est peintre, sculpteur, scénographe, décorateur. La face la plus connue de cet artiste contemporain, parfaitement informé des plus récentes avancées de son art, est la façade de sa maison, « habillée comme un fond de scène », quai Boulay-Paty à Paimboeuf. Décor, donc, d’un opéra imaginaire qui tiendrait l’affiche deux saisons avant de laisser la place à l’oeuvre suivante, patchwork d’étoffes, de chambres à air ou « maison électronique » où les composants d’ordinateurs et les métaux rares semblent donner le contrechant à la raffinerie de Donges, dans un oratorio de l’âge carboné. Parallèlement à cette activité d’archéologie des signes de l’ère industrielle, de street art, Leroy est un peintre, avant tout. Si pour lui tout commence et tout finit par le dessin, il

Oignons roses et yeux de perle: Lecture heureuse des poètes bretons

L es Johnnies de Roscoff furent de singuliers navigateurs. Depuis 1827 jusqu'au milieu du XXe siècle, ils embarquaient en juillet après le pardon de Sainte Barbe. Une fois arrivés à Cardiff, les vendeurs souvent jeunes faisaient du porte à porte, les chapelets d'oignons roses à l'épaule, sur un balancier. Ils revenaient parlant anglais, des étoiles dans les yeux. Ils étaient nos étonnants voyageurs à nous, petits-enfants de Johnnies. Peu d'ouvrages ont été consacré à ces colporteurs de petite et de grande Bretagne. Bonheur de trouver sous la plume de Paol Keineg, le poète de Quimerc'h (29), naguère héraut des Bonnets rouges (ceux de Louis XIV!), ce portrait poétique du "Johnniged" breton qui "pédale dur aux limites de la terre/ en un pays où les jeux ne sont pas faits/ où la beauté des corps n'est pas abolie". On le savait que les Johnnies étaient des hommes aux semelles de vent, l'ami Keineg, qui les admire depuis l'enfance, leur of

Le livre de Nella: La vie d'exil des Masutti

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Un coup de feu. Un seul coup de revolver a décidé du destin d'une famille italienne. En 1921, traqué par une milice fasciste, Costante Masutti, maçon communiste italien, dégaine son arme et tue un activiste. Recherché, il choisit de fuir en France avec sa famille. Premier pas dans ces vies d'exilés, dont la petite-fille, Bérénice Manac'h, retrace l'histoire dans un livre. Elle a choisi, pour écrire le destin des Masutti, de fixer la focale sur Nella, sa mère. Nourrie par une riche iconographie et un trésor d'agendas, de journaux intimes et de correspondance, ce récit retrace l'itinéraire des Masutti, de Pordenone à Moscou, d'Akhangelsk à Istanbul et Locquirec. Les beaux portraits de Nella laissent deviner les splendeurs et misères d'une vie passionnée. Nella se détache de cette histoire en uniforme de pionnière, passionnée par les tanks russes. Jusqu'à l'apparition du bel Emilio, ancien groom de palace qui, comme les Masutti, a répondu

Marielle Macé: politique de la cabane

"Faire des cabanes: jardiner des possibles". Dans son nouvel essai, Marielle Macé célèbre la cabane comme invention d'un autre mode de vie. Au début du livre, l'auteure revient à ses sources. Elle se rappelle les noues de son enfance en bord de Loire, nom de ces fossés herbeux qui permettent de stocker l'eau débordante. La noue, zone à défendre et emblème de la fragilité des zones humides, dont les deux tiers ont disparu au XXe siècle en France. Derrière ce toponyme, Marielle Macé pose son impératif militant: il faut passer d'une société d'abondance à un monde de liens à nouer. Comment vivre dans ce monde abîmé? Par la poésie et les cabanes, à partir desquelles édifier un "parlement élargi" des vivants, qui "rassemblerait sur la scène politique humains et non-humains, hommes et bêtes, fleuves, pierres, forêts..." Pour sortir du dualisme homme-nature, il faut entendre ce qui ne parle pas "mais n'en pense pas moins". Fa